INTERVIEW – « Frida Kahlo est une figure dont on n’a jamais fait le tour »

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22 décembre 2025 par matvano

En 2020, Claire Berest remportait le Grand Prix des Lectrices ELLE pour son roman « Rien n’est noir », consacré à la vie mouvementée de Frida Kahlo. Cinq ans plus tard, les dessins de Paulina Spucches, connue pour ses BD sur Vivian Maier et Anne Brontë, insufflent une nouvelle vie à ce récit brûlant et passionné. L’adaptation graphique du roman de Claire Berest rend magnifiquement hommage à la peintre mexicaine. C’est une BD rythmée et excessive, à l’image de la personnalité de Frida Kahlo. Un hommage vibrant à l’une des plus grandes figures de l’art moderne. Il y a quelques jours, Paulina Spucches et Claire Berest étaient de passage à Bruxelles pour parler de leur livre.

Comment est né ce projet? Est-ce que vous connaissiez déjà avant ou est-ce que c’est l’éditeur qui vous a mises en contact?

Claire Berest: C’est de mon côté que tout a commencé. J’avais écrit le roman « Rien n’est noir » et Paloma Grossi, qui est éditrice chez Stock, a pensé que ce serait merveilleux de voir ce roman en images. Elle m’a demandé ce que j’en pensais et je lui ai répondu que ce serait carrément génial. Du coup, on a regardé plein de BD sorties à ce moment-là pour trouver la meilleure personne pour réaliser cette adaptation. On voulait une femme, tout simplement parce que ça collait mieux à l’univers de Frida et au mien. En ce qui me concerne, j’étais très intéressée aussi d’avoir le regard de quelqu’un de plus jeune que moi, qui pouvait m’apprendre des choses. A ce moment-là, Paulina venait de publier sa première BD sur Vivian Maier. Paloma et moi, on a complètement flashé sur cette BD. On a trouvé que son travail était extraordinaire. On a trouvé qu’elle était au service de son sujet, tout en restant très libre. Et on s’est dit que c’était une qualité hors du commun. 

Paulina Spucches: C’est comme ça que j’ai un jour reçu un message Instagram de la part de Paloma Grossi, alors que j’étais en train de travailler sur ma deuxième BD. Je n’ai pas rencontré Claire tout de suite, mais le projet m’a immédiatement parlé.

Vous connaissiez déjà son roman? Vous l’aviez lu?

Paulina Spucches: Non, à ce moment-là je ne le connaissais pas encore. Mais bien sûr, je l’ai lu par la suite. Et j’ai adoré. Du coup, j’ai moi aussi envoyé un long message à Claire sur Instagram, en lui disant que j’adorerais faire l’adaptation dessinée de son roman. C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrées pour la première fois. 

Claire, quand vous avez écrit le roman, vous pensiez déjà à une adaptation graphique possible?

Claire Berest: Non, pas du tout. En réalité, quand on travaille sur un roman, on se pose plein d’autres questions. Est-ce que je vais arriver jusqu’au bout? Est-ce qu’il y a des gens que ça va intéresser? Est-ce qu’on va me lire? On est dans l’immédiateté, sans imaginer ce qui pourrait se passer après. On suit son petit chemin, pas à pas. Or, il se trouve que ce roman a finalement été lu par beaucoup de gens, qu’il a été traduit dans plusieurs langues et qu’il a également intéressé d’autres formats. Pour être honnête, je n’aurais pas osé rêver que quelqu’un fasse une adaptation de mon livre en BD. Je vois ça comme un cadeau. Je trouve ça dingue que quelqu’un s’intéresse à ce point à mon travail. 

Paulina Spucches: Je peux dire exactement la même chose. J’ai été très surprise qu’on s’intéresse à ce que je faisais alors que c’était seulement ma première BD. Le fait que Claire me fasse confiance pour adapter son texte, c’était absolument génial.

Claire, qu’est-ce qui vous a plu dans le travail de Paulina? Qu’est-ce qui vous a amenée à la choisir pour adapter « Rien n’est noir »?

Claire Berest: J’ai lu une dizaine de BD au moment de choisir avec qui collaborer et la plupart de ces œuvres étaient très talentueuses et très fortes. Mais le travail de Paulina brillait par sa singularité. Notamment parce que son choix d’aborder Vivian Maier était un choix audacieux. C’est une personnalité fascinante, mais pas forcément sympathique. C’est quelqu’un qu’on a du mal à cerner. Ce que j’ai beaucoup aimé, c’est que Paulina arrivait à faire vivre toutes les questions qu’on se pose sur Vivian Maier, tous ses recoins un peu mystérieux, mais sans jugement, sans formatage. Dans sa BD, elle disait tout, mais en laissant l’espace au lecteur pour se poser des questions. Et ça, je pense que c’est assez rare. C’est très inhabituel que les auteurs, que ce soit dans la BD, les roman ou les films, ne soient pas dans un prêt-à-penser pour le spectateur, en cherchant à les induire dans une certaine direction. Du coup, je me suis dit que cette approche collerait bien à une figure comme Frida Kahlo, qui suscite depuis toujours chez moi des méandres de questionnements et des labyrinthes. C’est une figure dont on n’a jamais fait le tour. J’ai l’impression que j’ai toujours des choses à apprendre sur Frida alors que je la connais depuis 25 ans. Comme j’aimais beaucoup le dessin de Paulina, sur lequel j’ai flashé, je me suis dit qu’elle allait faire un truc sur Frida qui allait forcément me surprendre. En réalité, je ne savais pas du tout à quoi allait ressembler son adaptation. Et ça, c’est quelque chose qui me plaisait.

Une fois que vous avez décidé de travailler ensemble, comment s’est passée votre collaboration?

Paulina Spucches: J’ai suivi les étapes classiques de la construction d’une BD. A chaque fois que je finissais une étape, je transmettais à Claire pour avoir son avis. J’ai d’abord rédigé le scénario pendant quelques mois. J’ai relu, recoupé, agencé le roman, ajouté des choses en me documentant sur Frida. Puis j’ai envoyé ce scénario à Claire une première fois, qui m’a fait ses retours. Après, ça a été l’étape du storyboard, et ainsi de suite.

Et vous étiez toujours d’accord sur tout?

Claire Berest: Je vais le dire, parce que Paulina est trop humble pour le signaler, mais cette BD, c’est vraiment son livre. C’était d’ailleurs le deal entre nous à la base. Je lui ai dit: tu fais ce que tu veux, tu écris ce que tu veux. Moi, je suis juste un soutien. Ce n’est donc pas mon travail, c’est son travail.

Malgré tout, vous avez quand même joué un rôle dans la réalisation de cette BD, non?

Claire Berest: Comme je l’ai dit, c’est vraiment le travail de Paulina de A à Z. Mais bien sûr, j’ai trouvé ça élégant de sa part de me donner à voir l’état d’avancement de son projet pour que je puisse lui faire des retours. Et j’étais contente d’être en soutien. Mais en ce qui me concerne, il s’agissait de lui laisser la liberté pleine et entière de faire ce qu’elle voulait. Je n’avais pas à intervenir.

Paulina Spucches: C’était hyper agréable d’avoir le soutien de Claire. Après tout, je portais quand même son texte et du coup, j’étais contente d’avoir son enthousiasme aussi. Des fois, elle m’a fait des retours sur des points historiques, mais j’ai vraiment senti que son soutien était sincère et qu’elle me donnait une totale liberté. C’est génial d’avoir une telle liberté sur une adaptation parce que je sais que beaucoup d’auteurs et autrices sont plus attachés à leur texte et ne veulent pas forcément qu’on en fasse autre chose. Pour moi, c’était super intéressant de ressentir cette liberté et en même temps d’avoir cette rigueur de la part de Claire sur des points précis. Cela a vraiment été une collaboration particulièrement enrichissante pour moi.

Le travail d’adaptation du roman, il a été facile ou laborieux?

Paulina Spucches: Laborieux! En réalité, je pense que c’est toujours difficile de faire une adaptation. Mais c’est justement ce qui me plaît dans cette démarche. C’est ce qui fait toute la richesse de ce travail. A chaque étape, je me pose plein de questions, en essayant de faire au mieux. Donc forcément ça devient difficile quand on tient vraiment à quelque chose.

Claire Berest: Ce qui m’a plu aussi dans notre collaboration, c’est que Paulina est d’origine argentine. Ses deux parents sont argentins. Du coup, elle parle couramment espagnol, alors que moi pas du tout. Paulina connaissait Frida comme une icône, mais pas forcément dans le détail. Pour elle, c’était une terre vierge, d’une certaine manière. Elle n’avait pas d’idées préconçues.

D’où vous vient cette fascination pour Frida Kahlo?

Claire Berest: En réalité, ça fait 25 ans que ça dure. J’ai l’impression que tout le monde a des moments où la vie bascule suite à une rencontre avec un groupe de musique, un cinéaste, un auteur de BD. Même s’ils ne sont pas parfaits, même s’ils ont des défauts, ces artistes nous parlent et nous accompagnent toute notre existence. Certains restent quelque temps, puis s’effacent. Mais d’autres sont là en permanence. C’est ce qui s’est passé pour moi avec Frida Kahlo. Je l’ai, entre guillemets, rencontrée quand j’avais une vingtaine d’années, par sa peinture. C’était une époque où il y avait moins d’Internet et pas encore de téléphone portable. Je suis donc allée voir ses tableaux, je me suis intéressée à sa vie, je me suis rendue au Mexique. Elle est vraiment devenue comme une amie pour moi, quelqu’un avec qui je discute de la souffrance, de l’amour, de l’art, de l’amitié, de tout. Et c’est marrant parce que Paulina l’a très bien représentée dans le roman graphique. Frida est un peu comme un double. D’ailleurs, dès l’enfance, elle s’imagine qu’elle a un double. Pendant longtemps, je n’ai pas pensé à écrire quoi que ce soit sur elle parce que je considérais que c’était mon jardin privé. Mais comme j’avais des objets liés à Frida partout chez moi, mon compagnon m’a suggéré à un moment donné d’aborder le sujet Frida dans un roman. C’était juste après un livre qui avait été assez difficile à écrire. Et subitement, c’est apparu comme une évidence. Frida est tellement présente dans ma vie que cela a été merveilleux pour moi de la redécouvrir à travers le regard de Paulina. Je ne m’en lasse jamais. J’aime la regarder sous tous les angles et par tous les regards. Ce nouvel ouvrage est venu nourrir notre dialogue de femmes et d’artistes.

Et vous, Paulina, aviez-vous déjà une passion pour Frida Kahlo avant de vous lancer dans cette adaptation?

Paulina Spucches: De mon côté, c’était juste une admiration lointaine. Ce qui m’a touchée, c’est de voir l’amour que Claire a pour Frida. C’est ce qui a éveillé chez moi le désir de la raconter. Si j’avais été toute seule sur ce projet, je pense que je ne me serais pas lancée dans une aventure avec Frida, comme j’avais pu le faire pour mes premières BD sur Vivian Maier et sur les sœurs Brontë. J’ai vraiment eu une obsession pour les sœurs Brontë, qui continue d’ailleurs avec la plus jeune des trois sœurs. C’est comme une étincelle qui existe en moi. Le fait qu’on vienne me chercher pour une étincelle similaire chez quelqu’un d’autre, je trouve ça tout aussi génial.

D’un point de vue graphique, j’imagine que c’était un défi de représenter les œuvres de Frida Kahlo. Est-ce que vous avez été au Mexique pour voir ses tableaux et vous imprégner de son univers?

Paulina Spucches: Non, je n’ai pas eu cette chance. Par contre, j’ai pu voir deux de ses tableaux à Buenos Aires, qui sont incroyables. Je suis restée très longtemps à les regarder! Après, ce n’était pas forcément nécessaire de me rendre au Mexique pour faire cet album, dans la mesure où le Mexique représenté dans l’album reste celui d’un siècle auparavant. C’est donc quelque part un Mexique fantasmé et reconstruit. Je crois qu’on n’aura jamais une véracité totale dans ce qu’on est en train de dessiner. D’autant plus que j’ai un style qui est très fort dans l’abstraction et dans la couleur. Cela étant dit, maintenant que le roman graphique est terminé, j’adorerais aller au Mexique.

Claire Berest: Après, ce qui est très pratique aujourd’hui, c’est qu’il y a beaucoup d’archives en ligne, notamment celles de la Casa Azul, la maison natale de Frida Kahlo. Cela a permis à Paulina de visualiser énormément de choses, même sans être allée au Mexique.

Les couleurs étaient déjà très présentes dans le roman, mais elles sont poussées encore plus loin dans le roman graphique. C’était une volonté de votre part?

Paulina Spucches: Oui carrément, parce que je pense que c’est cet aspect qui a plu à Claire quand elle a découvert mon travail. Avant le dessin, je vais souvent dans la peinture directe. J’aime bien garder les textures de la peinture, toutes ses maladresses aussi, c’est quelque chose que j’aime développer dans mon travail. En voyant la manière dont le roman avait été séquencé par couleurs, avec toutes ses nuances, j’ai eu envie d’insérer ça dans mes planches. Je voulais qu’on plonge visuellement dans cette gamme chromatique, en ayant les couleurs présentes à chaque scène. On le voit bien dans les scènes d’intimité ou de dialogue entre Diego et Frida. Il y en a une par chapitre et à chaque fois, elles sont dans une gamme de couleur : le bleu, le rouge, le jaune. Cela permet de mettre en avant les différentes étapes de leur relation. Et cela fait écho aussi à la manière dont le roman a été structuré à la base.

D’un point de vue juridique, est-ce que ça pose problème de reproduire des tableaux dans une bande dessinée? Est-ce que c’est autorisé? 

Paulina Spucches: En réalité, ils ne sont pas reproduits tels quels, il y a des légères variations. Je les transforme à chaque fois un peu. Et à la fin de l’album, on mentionne toutes les références des tableaux.C’était très important pour moi de citer les bons tableaux à la bonne époque. Pour la séquence qui se passe à Paris, par exemple, j’ai cherché quel tableau était présent à l’exposition à Paris pour ne pas mentir au lecteur. Dans la bande dessinée, on voit notamment celui qui a été acheté par Beaubourg.

Claire Berest: Oui, c’est le premier tableau de Frida qui a été acheté par un musée. Et c’était un musée français. C’est une petite fierté pour moi de voir que ce sont des Français qui ont été les premiers à repérer le talent de cette femme. 

Claire, comment s’est passée votre découverte du monde de la bande dessinée?

Claire Berest: C’était assez excitant, je dois dire. En tant qu’auteurs, on est parfois un peu enfermés sur nos textes. Du coup, le fait de s’ouvrir à des médias comme le cinéma ou la bande dessinée, ça nous lave et ça nous régénère. Parce que quand on écrit, il y a aussi quelque chose de très visuel, mais tout se passe en mots. Les films et les bandes dessinées permettent vraiment de retravailler la notion de point de vue, de même que la notion de narration.

Si je comprends bien, vous avez découvert votre récit autrement grâce à la bande dessinée?

Claire Berest: Complètement! Dans sa BD, Paulina a donné un rôle important aux personnages de Cristina et Jacqueline, par exemple, qui sont plus secondaires dans mon roman. Cristina est la sœur de Frida et Jacqueline est la femme d’André Breton. Paulina a choisi d’en faire des personnages principaux, quitte à en effacer d’autres, notamment des personnages masculins. Et elle a bien fait, parce que c’est comme si elle décadrait tout et qu’elle racontait une autre histoire, à travers ces autres regards. C’était déjà présent dans mon texte, c’était déjà présent dans la vie de Frida, mais ça permet de voir qu’il y a des variations et des possibilités infinies. Et puis, le fait de voir comment Paulina traduit par l’image certaines choses comme la douleur, l’amour physique, ou le rapport entre Diego et Frida, cela permet de retravailler son propre médium et de se remettre en question. C’est très enrichissant. 

Est-ce que vous envisagez d’autres collaborations à l’avenir?

Claire Berest: On a chacune nos projets, mais clairement, si je devais un jour faire une autre BD, Paulina est la première personne à qui je penserais, c’est sûr.

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